Lucien Bridel
MOWGLI, LE RÊVE ET L'IVRESSE
Ce matin, au moment où le ciel voile les montagnes et se confond avec le lac, je me réveille fatigué comme si je n’avais pas dormi. Ça fait longtemps que ça dure. Presque aussi longtemps que la présence de ce bouquet de fougères en plastique sur mon bureau. Ce bouquet, Natacha l’a volé dans un hall d’hôtel et me l’a offert pour mon anniversaire trois semaines avant de trouver la mort. Personne ne sait exactement de quoi elle est morte. Une prise de sang aurait pourtant suffi. Mais revenons au bouquet, aux fougères et au plastique. Revenons au sens de l’à-propos de la mort qui, en esthète impitoyable, a converti ces plantes artificielles braquées dans un hôtel miteux en cadeau d’adieu. Quoi de mieux qu’une plante éternelle pour couronner le souvenir de Natacha, elle qui accepterait avec joie que je raconte cette anecdote dans une fiction? Sans doute y verrait-elle le moyen de se moquer du réel, tant il manquait de panache à son goût, tant il était cruel et mesquin avec elle. D’ailleurs, le voilà qui se rappelle à moi celui-là, et à coups de cloches en plus. Sept pour être précis. Sept heures donc. Le soleil inonde ma chambre de lumière, tandis que l’ombre griffue des fougères croît lentement sur le papier peint.
Je m’en vais longer les quais, compter les oiseaux, regarder les bateaux. Au bout de la jetée, j’observe mon reflet onduler sur l’eau qui scintille, et là, c’est décidé: au diable le réel. Je largue ses amarres, je le quitte le temps d’un récit, pour le rêve et pour l’ivresse. Me voici donc, selon mon désir, subitement dans le couloir de mon appartement plongé dans l’obscurité. De ma chambre s’échappent une fumée grise et le flot tonitruant d’un morceau de Don Cherry. Je pousse la porte du bout des doigts. Enveloppé d’épaisses volutes en combustion, quelqu’un est assis à mon bureau. En m’entendant entrer, cet être indistinct pivote sur la chaise à piston, me fait face et s’exclame: «Te voilà enfin! Deux ans que j’attends ta visite… Deux ans que tu m’oublies, que tu t’oublies!» Sa voix résonne dans ma tête comme si j’avais moi-même prononcé ces mots. Mais déjà la silhouette me tend, à travers le rideau de fumée qui nous sépare, une bière dont la canette dorée brille dans la pénombre.
- Bois, camarade! C’est celle que tu aimes… tu cherches l’ivresse non? Allez, cul-sec!
J’obéis et soudain, le brouillard opaque qui sature l’atmosphère se déchire, ventilé par les jets sonores et lumineux de la trompette de Don Cherry qui entame le morceau Dissolution. Voyant l’effet de ses choix musicaux, mon vis-à-vis augmente le volume forçant ainsi les dernières fumisteries à se recroqueviller sous le plafond.
- Fais comme chez toi, car chez moi tu es chez toi; comme chez moi je suis chez toi, me dit l’autre en ricanant.
Je vois clair. Tout est net désormais, excepté le plafond qui moutonne. Tout est net, excepté l’autre. J’ai beau le regarder, le fixer, il échappe à mes sens. Et si l’espace d’un instant, le temps d’une respiration peut-être, je parviens à distinguer ses traits, ils sont flous la seconde d’après. Entre lui et l’océan de particules qui nous entoure, il n’y a rien.
- C’est vrai, tu as raison, je suis dans le vent, dit-il en lisant mes pensées. Je ne fais qu’un avec mon environnement, à l’inverse de celui qui, le premier, a porté mon nom.
- Tu t’appelles Mowgli à cause de mon grand-père maternel, lui dis-je. C’est le surnom qu’il me donnait quand petit, je piquais des crises de colère et que je partais épuiser ma rage dans la forêt.
- Voilà donc pourquoi je suis moi-même, si je puis dire, furieux dès la première phrase du premier chapitre de ton premier texte… Mais ça n’explique pas pourquoi tu ne fais rien depuis deux ans, que tu tournes en rond dans ta chambre, alors qu’il faut juste t’installer à ce bureau devant lequel tu ne cesses de me décrire. Peut-être devrais-tu, pour t’inspirer un peu et retrouver le goût de l’effort, lire le Traité de Sciences Fantaminales de Georges Bartok. C’est vraiment pas mal…
- Ne te fous pas de moi M le Mowgli…
- Tiens regarde qui voilà, m’interrompt-il en désignant le chat qui vient d’apparaître, aussi net qu’une image en haute définition, dans l’embrasure de la porte.
Le félin nous fixe de ses yeux magiques. Assis droit sur son postérieur, l’esprit familier du lieu comme dit le poète, observe froidement Mowgli dégoupiller une canette, la boire d’une traite et entreprendre une fouille méticuleuse de la chambre. Tout y passe, même les carnets éventrés noircis de ratures et les feuilles volantes qui encombrent les étagères. Don Cherry s’est tu. Le chat saute sur le lit et se faufile sous les couvertures. Je m’assieds dans le fauteuil, un Louis XV recouvert d’habits jetés pêle-mêle. Du coin de l’œil, j’aperçois la silhouette indistincte de Mowgli qui s’agite, poursuit ses recherches, farfouille, boit en tournant sur lui-même et soudain s’exclame: «Ne sens-tu pas que dans chacune de tes actions, l’histoire entière du devenir se répète en abrégé?»
- C’est du Nietzsche, dis-je méchamment.
- Je sais, qu’est-ce que tu crois… Écoute la suite, imbécile. C’est de toi, c’est le texte que tu cherches et je viens de le retrouver. Installe-toi et laisse-moi te le dicter.
Mowgli inspire à fond et se lance: «Une musique nouvelle résonnait dans sa boîte crânienne, un vent froid parcourait son corps et lui gelait les os. Des larmes suspectes coulaient le long de son nez. C’étaient des pleurs sans réel objet, le sanglot tragique et poétique d’une possédée qui faisait le vide. Recroquevillée dans l’angle du divan, indifférente au désordre, aux objets qui s’entassaient tout seuls, elle mettait les voiles. Insensible à mes supplications, hostile à mes incitations, elle appareillait silencieusement pour d’autres cieux. Après s’être donnée tout entière, si nette, si lumineuse, elle se retirait et s’effaçait dans la douleur, telle une sainte apparition. J’avais été prévenu: ce vent obscur, un jour, soufflerait. Elle me l’avait dit franchement, pas même entre les lignes, alors qu’adolescents intrigués, nous flirtions dans un bar. Ce soir-là, elle m’avait confié son intuition d’une vie tragique et romanesque ainsi que son désir mystique de prendre ce pressentiment comme source d’inspiration. Dès lors, elle avait fait ce qu’elle avait annoncé. Elle avait tenu parole, bien décidée à se détacher, à se laisser emporter sans résister, parce qu’on ne lutte pas contre un destin deviné si tôt. Les drames s’étaient enchaînés dévoilant un passé jusque-là ignoré. Et bientôt, ces vérités à répétition la laisseraient sur le carreau, car pour les encaisser, il avait fallu qu’elle s’affranchisse de ses limites, qu’elle renonce à son talent et sabote vaillamment ses dons. Les remparts de son intégrité ainsi fracturés, elle s’était donnée, sublime offrande, aux esprits tristes et doux, mais aussi aux charognards toujours prompts à encourager les excès, le démantèlement de soi et la prise de substances perverses. Ratés, punks à chien, poètes analphabètes ou désespérés lui voueraient un culte pas si malsain, tandis que les psychiatres et autres revendeurs de drogue joueraient pleinement leur partition de Judas.
Nous avons enterré ses cendres dans un sous-bois ensoleillé du matin au soir. C’est un lieu aimé des animaux. L’urne que j’ai brisée, afin d’en libérer l’impalpable, repose sous de belles grosses pierres couvertes d’une mousse fluorescente. Tout près, une vénérable souche peaufine le tableau. Mais peu importe où et quand. Je le sais, car quand je m’assieds à mon bureau pressé par l’envie d’écrire et que rien d’articulé ne me vient à l’esprit, je vois Natacha. Je vois son image. Elle flotte entre ciel et terre, là où la mémoire projette ses fantômes. Je comprends alors, une fois encore, qu’elle n’est plus qu’un souvenir, un souvenir sacré et obsédant, dont le contour fragile et tendu danse sur la ligne d’horizon.»
Sept heures et quart. Un coup de cloche claque tel un coup de semonce et voilà que, coup de théâtre, les paysages alentours émergent, se précisent et se dessinent… Le ciel rejoint ses hautes sphères et libère le lac qui s’anime et s’ébroue comme une grosse bête qui s’éveille. L’air humide et frais achève de me réveiller. Des idées germent en mon esprit, un désir nouveau aussi: je sais quoi dire. De retour à la maison, tout est en ordre. Dans ma chambre, rien n’a bougé. Rien, sinon la lumière qui a blanchi et les ombres qui s’estompent; rien excepté cette bosse qui ronronne sous les couvertures.
Lausanne, juillet 2022